vendredi 13 février 2015

E. L. James - Cinquante nuances de Grey

Je plaide coupable. A force d'en avoir eu les oreilles rebattues et à l'occasion de la sortie du film, j'ai eu envie de me pencher sur le best-seller SM (euh... on y reviendra) qui fait en ce moment encore tant parler de lui. Je ne m'attendais pas à de la grande littérature, mais au moins à un divertissement émoustillant. Je l'ai terminé ce matin et je me sens salie, comme cette pauvre Anastasia Steele à la fin du roman. Non seulement c'est médiocre en termes d'écriture et d'histoire, mais c'est tout bonnement insupportable. Et malgré tout instructif. Ca nous dit beaucoup de choses, ça m'a donné envie d'en parler. Et quand j'observe que mon dernier article portait sur "Lucy", cela fait naître en moi de sombres réflexions sur le poids de la médiocrité dans notre société molle et abrutie d'absurdités.

Trêve de blablas. Anastasia Steele est une étudiante en littérature de vingt et un ans, fraîche et pure comme la rose à peine éclose (comprenez qu'elle n'a jamais vu le loup), qui rencontre un peu par hasard le beau, riche et ténébreux Christian Grey. Entre les deux, c'est le coup de foudre (ce qui n'empêche pas Anastasia de passer les 3/4 du livre à geindre que son amour n'est pas réciproque, malgré l'évidence et les remarques appuyées des personnages secondaires). Il faut préciser qu'Anastasia a la maturité d'une pré-ado niaise et la libido d'une nymphomane qui s'ignore. Ce mélange détonnant la rend craquante aux yeux de Christian. Mais Christian a un problème. Il a eu une enfance difficile (on apprendra tardivement - attention SPOILER !!! - que sa mère était une pute accro au crack et qu'il a été adopté à l'âge de quatre ans). Le pauvre homme a d'ailleurs de petites cicatrices sur le torse et il ne supporte pas qu'on le touche. Cela plonge Anastasia dans un abîme de réflexions placées sous le signe du dilemme : il est tellement sexy avec son corps de dieu grec mais j'ai tellement peur qu'il me fasse mal mais pourtant je lui fais confiance mais c'est un maniaque du contrôle... ou encore : j'aimerais tellement qu'on aille plus loin, je voudrais le ramener vers la lumière (comprenez : le détourner de son côté sombre, des cravaches et des menottes toussa toussa) mais il ne veut pas s'engager et pourtant il m'a présenté ses parents et je lui ai présenté ma mère mais on n'est pas un couple et puis j'adore quand il me fait mal mais en fait j'aime pas ça parce que c'est mal et puis ça fait mal... et enfin : il m'a offert un Mac, un BlackBerry et une Audi pour que je sois sa soumise mais cela me donne l'impression d'être une pute mais j'accepte quand même parce qu'il insiste mais je fais genre je suis pas d'accord parce que ce n'est pas son argent qui m'intéresse, ce sont ses hanches d'Apollon et les orgasmes à répétition qu'il me procure.

Vous l'aurez compris : Anastasia pense. Mais le plus étonnant insupportable, c'est qu'elle ne pense pas seule. Parce que là où EL James pousse la torture à son paroxysme, ce n'est pas dans la Chambre rouge de la Douleur (je sens que vous êtes déçus). C'est dans la tête d'Anastasia. Le récit est en effet introspectif : on a accès aux pensées de l'héroïne qui dialogue avec sa conscience (qui joue les rabats-joie) et sa déesse intérieure (qui a toujours envie de se faire sauter). Ainsi, Anastasia s'interroge avec beaucoup de profondeur sur ce qui la pousse vers Christian : "Pourquoi est-ce que je veux passer chaque minute de mon existence avec ce dieu du sexe ? Eh oui, je suis amoureuse de lui, et en plus, il sait piloter un avion."
Anastasia accepte d'être harcelée par un mec qu'elle connaît à peine, qui trace son portable, qui fait quatre mille kilomètres dans son jet privé pour venir la voir alors qu'elle est en vacances avec sa mère, qui ne rêve que de lui faire signer un contrat dans lequel elle accepte d'être sa Soumise et d'être punie... juste parce qu'il est TROP SEXY... Voilà de quoi laisser songeuses bien des féministes. L'émancipation de la femme, c'est aujourd'hui has been, aujourd'hui on veut du cuir et des fouets, c'est bien connu.

Mais je vous rassure. Christian n'est pas un vrai méchant, déjà parce qu'il saute Anastasia de façon conventionnelle à chaque fois qu'elle le réclame (c'est le fameux sexe-vanille, le sexe sans fessée) et que de toute façon, c'est toujours le nirvana assuré. Du coup, on ne comprend pas trop pourquoi il revient à la charge avec son contrat. On sent que c'est important pour lui mais en même temps, il semble pouvoir parfaitement s'en passer (d'où le retour de bâton final, suis-je en train de réaliser). Et puis il ne comprend pas : jamais une fille ne lui avait fait cet effet-là, il est sous le charme. Le principal problème de Christian, c'est qu'il n'a aucune vraisemblance. Soit il est ténébreux et sociopathe, soit il est amoureux romantique. Mais il passe sans transition de l'un à l'autre pour les besoins d'une intrigue cousue de fils blancs. Si insupportable soit-elle, Anastasia a un minimum de cohérence psychologique. Ce n'est pas le cas de son Cinquante Nuances (ça c'est du surnom qui cloue le bec) qui souffre d'avoir une psychologie de pré-ado (tiens, lui aussi, on commence à comprendre ce qui attire ces deux-là l'un vers l'autre).

Et les scènes de sexe, me direz-vous ? Pas de quoi casser trois pattes à un canard, ça se veut érotique, c'est sympa une fois mais ça devient vite rédhibitoire. Il y a là encore un problème de construction : on est perpétuellement dans la jouissance exacerbée, toujours à son apogée. Ils se comblent sans cesse mais ne sont pourtant jamais comblés. C'est peut-être là que le livre touche à une vérité essentielle : un monde où les gens sont en quête de jouissance et confondent celle-ci avec le bonheur, plus difficile à atteindre.

(Mince, ça doit être pour ça que c'est une trilogie, ce n'était que le premier temps de la réflexion !).




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