vendredi 9 novembre 2012

Albert Cohen - Belle du Seigneur

Je dois donner l'impression de ne pas tourner tant de pages que ça en ce moment. Et pourtant... je viens d'achever ma relecture de Belle du Seigneur, chef d’œuvre de 853 pages dont j'ai pris le temps de me délecter religieusement. C'est un livre absolument unique qui nous donne de l'amour entre un homme et une femme une vision aussi complexe et saisissante qu'il se peut. Adrien Deume est un petit fonctionnaire futile et paresseux travaillant à Genève à la Société des Nations. Il passe son temps à se plaindre de sa situation et n'aspire qu'à gravir les échelons, à devenir un fonctionnaire de niveau A et à être reconnu par ses supérieurs qu'il critique sans cesse parce qu'il envie leur place. Tout le début du roman est teinté d'une ironie délicieuse qui s'appuie sur force détails tous plus ridicules les uns que les autres. A la SDN, il y a un supérieur éminent et qui fait beaucoup parler de lui : Solal des Solal, un Juif extrêmement séduisant et redoutablement intelligent, ce qui lui a permis de gravir les échelons. Malgré sa situation sociale plus qu'avantageuse et son succès retentissant auprès des femmes, ce Dom Juan en mal d'idéal souffre d'un vide métaphysique qui le ronge. Il aspire à l'Amour le plus pur qui soit et se désespère de ne séduire que grâce à son physique. Mais en même temps, il voue une adoration sans mesure à la gente féminine. Ariane Deume, née d'Auble est mariée au médiocre Adrien qui la bassine à longueur de journées avec ses petites stratégies pour grappiller un peu de considération sociale. Elle s'ennuie dans cette vie morne et passe de longues heures à laisser errer son imagination seule dans sa salle de bains. C'est sur cette sublime créature que Solal va jeter son dévolu. Il lui décrit tous les stratagèmes qu'il va utiliser pour la séduire et la prévient que trois heures plus tard, soit elle sera tombée sous son charme et ils partiront tous les deux vers le Sud, soit il aura échoué et il donnera à son mari une promotion dont il ose à peine rêver. Mais j'en ai trop dit déjà et ce résumé est bien fade face à la virtuosité de l'écriture de Cohen.


 L'auteur réussit en effet l'exploit de rendre ses héros plus vrais que nature. A travers de longs monologues intérieurs, il nous laisse entrevoir la vérité de leur être : un peu (ou plutôt complètement) fous, terriblement passionnés, volontiers sublimes mais désespérément humains. Les mécanismes de la passion sont décortiqués avec une minutie et une pertinence remarquables. Ils sont magnifiés tout autant que réduits à néant : ainsi, la pureté supposée nécessaire, le besoin de se montrer toujours parfait(e) et la magie entretenue de façon finalement artificielle par les amants sont pointés du doigt. Solal est dans une dynamique contradictoire qui  lui fait idéaliser Ariane en même temps qu'il la perçoit comme une petite chose fragile et pitoyable, un peu ridicule mais qu'il s'est donné pour but de protéger. Et pour entretenir la passion, la souffrance est nécessaire sinon la flamme vacille. Alors pour sentir qu'on s'aime, il faut se faire du mal mais on sombre alors dans une spirale infernale. Et en toile de fond aussi, toujours, ce pressentiment que la passion sublime est  associée à la jeunesse et à l'insolente beauté. Parce que toujours la mort guette, dans l'ombre, impitoyable. Parce que tout passe et qu'à moins de se résigner, on ne peut plus vivre. Tant de problématiques qui se télescopent et qui font sens jusque dans l'insolubilité de ce qu'elles démontrent. Nous sommes des êtres vivants au même rang que les animaux mais nous souffrons d'une soif d'absolu qui se combine difficilement avec le quotidien. Rêvant d'idéal et en même temps conditionnés par notre milieu, c'est finalement le social qui fait retour de manière incongrue lorsque l'échec de la vie en autarcie se fait durement sentir. Et malgré l’implacabilité de ce que nous montre ce livre, il réussit le prodige de nous montrer des êtres plus vrais que nature, si fragiles et si beaux dans leur foi vacillante en l'autre. Solal est à cet égard un personnage qui présente une aura irrésistible et qu'on ne peut pas ne pas aimer malgré sa cruauté qui confine à la démence. Notre propension au masochisme est mise en lien avec le prix que nous accordons aux choses et le bonheur souverain auquel on aspire n'est qu'un leurre qu'on est prêt à fouler aux pieds dès lors qu'on le touche du doigt parce que les choses perdent dès ce moment de leur saveur.

Il faut aussi reconnaître à Cohen ce talent incroyable à saisir la psychologie tant féminine que masculine. Car même s'il raconte les choses davantage du point de vue de Solal, il nous fait ressentir beaucoup de vérités à propos d'Ariane (non pas dans la façon dont Solal fantasme de façon hallucinée ses relations avec l'ancien amant mais dans la manière dont elle réagit à ses accusations odieuses et infondées). On touche à quelque chose d'essentiel dans la relation homme-femme : cette irrémédiable divergence de point de vue dans la façon d'aborder les choses (même si - ou justement parce que - les deux semblent incarner la même soif d'un idéal amoureux). Il subsiste un fossé terrible entre la méchanceté sans limites de Solal et la soumission d'Ariane (qu'il ne peut d'ailleurs s'empêcher de percevoir comme une énième preuve de sa duplicité). Je perçois une vérité ontologique dans cette peinture de la dureté masculine qui se combine de façon plus ou moins malheureuse avec la douceur féminine. Il me semble que nous sommes le sexe faible par une nécessité aussi bien sociologique que biologique, parce qu'il nous faut user d'autres armes face à l'assurance masculine toujours certaine d'être dans son bon droit.

De son index, elle appuya sur une narine pour la boucher et de l'autre narine pouvoir tirer plus fort les vapeurs d'éther, en avoir davantage. Elle prit deux fondants, se les mit dans la bouche, les mâcha avec dégoût. Le jour du retour de l'aimé, sa marche triomphale. Elle allait, nue sous la robe voilière qui claquait au vent de la marche, marche enthousiaste, marche de l'amour, et le bruit de sa robe était exaltant, le vent sur son visage était exaltant, le vent sur son visage haut tenu, son jeune visage en amour. Elle aspira encore,  sourit, larmes sur le visage enfantin, visage vieilli, larmes étalant les couleurs du maquillage.
Brusquement, elle se leva, alla lourdement à travers la chambre suffocante, le flacon d'éther à la main, lourdement tapant du pied, pataude exprès, vieille exprès, parfois grotesquement faisant un saut ou tirant la langue, soudain marmonnant que c'était la marche de l'amour, la marche de son amour, la sale marche de l'amour.


Tout ça pour dire qu'il faut lire Belle du Seigneur car c'est une peinture de l'existence à la fois terrifiante et sublime ; je ne sais absolument pas s'il existe d'autre roman qui ait aussi bien rendu compte de la densité de l'expérience humaine dans ce qu'elle a de plus beau et de plus ignoble mais j'en doute.


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