J'ai trouvé la réflexion de Michel Serres tout à fait intéressante et novatrice. Il a en effet le mérite de nous donner à penser le monde à venir sur un mode optimiste, ce qui bouscule notre approche trop souvent catastrophiste des choses. Néanmoins, j'ai du mal à adhérer à sa vison ultra positive de la jeunesse à qui les profs d'aujourd'hui essaient de transmettre un savoir. Certes le savoir est aujourd'hui à la portée de tous grâce à Internet mais il est naïf de penser qu'Internet rend obsolète l'existence des bibliothèques. Je m'étonne qu'un homme d'une intelligence aussi grande puisse déclarer que si les salles de classe bruissent aujourd'hui du bavardage des jeunes élèves et des étudiants, c'est parce que le savoir qu'on leur transmet, ils peuvent l'acquérir par d'autres moyens. Dans un collège de l'Aisne, je n'ai pas à faire au même public que M. Serres à l'Université de Stanford. Cela me paraît tellement évident que j'ai du mal à concevoir qu'on puisse mettre toute la jeune génération (dont je fais moi aussi partie) dans le même panier. Si le savoir est aujourd'hui plus accessible qu'il ne l'a jamais été, ce n'est pas pour autant que les jeunes peuvent l'appréhender de manière plus critique. Au contraire, ployant sous le flot d'informations contradictoires, seuls ceux qui ont eu la chance de pouvoir former leur jugement les envisagent avec circonspection et tentent de se forger leur propre opinion en confrontant des thèses contradictoires. Les jeunes au cerveau malléable et influençable sont des éponges qui s'imprègnent sans prendre de recul. Alors bien sûr, il faut repenser la manière d'enseigner puisque les têtes blondes d'aujourd'hui ne sont plus faites comme celles d'hier mais je ne peux pas croire qu'on puisse jeter à la poubelle l'esprit de synthèse et la maxime de Montaigne préférant "une tête bien faite à une tête bien pleine". Michel Serres a donc le mérite de nous donner à voir la réalité du monde sous un angle inédit mais il manque à certains égards de clairvoyance. A force de juger sévèrement la génération précédente et d'encenser la nouvelle, il échoue à instaurer un lien entre les deux. C'est comme s'il fallait tout jeter de l'ancienne et regarder avec bienveillance la nouvelle évoluer dans l'ère du virtuel. Or, je ne suis pas sûre que Facebook soit le meilleur moyen pour créer des communautés d'appartenance aujourd'hui ; de même, je ne pense pas que nous évoluions dans un monde où il n'y aura plus de guerres et où on vivra tous super longtemps et super heureux. Mais bon, je ne suis peut-être que le énième avatar de tous ces vieux réacs qui fustigent le progrès quelle que soit la forme qu'il adopte.
Pour ma part, je crois qu'il est urgent de prendre conscience que nous vivons dans un monde en pleines mutations et qu'il est vain de toujours pleurer sur le passé. Il est nécessaire de s'adapter à la nouveauté mais ce qui me paraît le plus urgent, c'est de créer du lien. Lien entre les individus et entre les générations pour avancer main dans la main et rendre le monde meilleur. Oui, je suis un peu idéaliste. M. Serres, si vous me lisez, j'aurais aimé que vous nous pondiez un petit essai là-dessus.
Je termine avec un extrait d'une interview de Michel Serres trouvée sur le site de Libération (on y retrouve les idées développées dans Petite Poucette), à lire en intégralité ici.
Vous annoncez qu’un «nouvel humain» est né. Qui est-il ?
Je le baptise Petite Poucette, pour sa capacité à envoyer des SMS avec son pouce. C’est l’écolier, l’étudiante d’aujourd’hui, qui vivent un tsunami tant le monde change autour d’eux. Nous connaissons actuellement une période d’immense basculement, comparable à la fin de l’Empire romain ou de la Renaissance.Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux grandes révolutions : le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. La troisième est le passage de l’imprimé aux nouvelles technologies, tout aussi majeure. Chacune de ces révolutions s’est accompagnée de mutations politiques et sociales : lors du passage de l’oral à l’écrit s’est inventée la pédagogie, par exemple. Ce sont des périodes de crise aussi, comme celle que nous vivons aujourd’hui. La finance, la politique, l’école, l’Eglise… Citez-moi un domaine qui ne soit pas en crise ! Il n’y en a pas. Et tout repose sur la tête de Petite Poucette, car les institutions, complètement dépassées, ne suivent plus. Elle doit s’adapter à toute allure, beaucoup plus vite que ses parents et ses grands-parents. C’est une métamorphose !
Que répondez-vous à ceux qui s’inquiètent de voir évoluer les jeunes dans l’univers virtuel des nouvelles technologies ?
Sur ce plan, Petite Poucette n’a rien à inventer, le virtuel est vieux comme le monde ! Ulysse et Don Quichotte étaient virtuels. Madame Bovary faisait l’amour virtuellement, et beaucoup mieux peut-être que la majorité de ses contemporains. Les nouvelles technologies ont accéléré le virtuel mais ne l’ont en aucun cas créé. La vraie nouveauté, c’est l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS et Google Earth, aux savoirs avec Wikipédia. Rendez-vous compte que la planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quel progrès immense ! Nous habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en suis encore tout ébloui !Ce que l’on sait avec certitude, c’est que les nouvelles technologies n’activent pas les mêmes régions du cerveau que les livres. Il évolue, de la même façon qu’il avait révélé des capacités nouvelles lorsqu’on est passé de l’oral à l’écrit. Que foutaient nos neurones avant l’invention de l’écriture ? Les facultés cognitives et imaginatives ne sont pas stables chez l’homme, et c’est très intéressant. C’est en tout cas ma réponse aux vieux grognons qui accusent Petite Poucette de ne plus avoir de mémoire, ni d’esprit de synthèse. Ils jugent avec les facultés cognitives qui sont les leurs, sans admettre que le cerveau évolue physiquement.
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